Typed Paintings (FR)
Patrick Javault
May 2022

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POUR CLAVIER

En modifiant les caractères et les signes sur les marteaux de sa machine à écrire mécanique et en variant les supports (de la feuille de carbone ou de calque à celle de cuivre ou d’aluminium) pour réaliser ces dernières années une impressionnante série de livres à exemplaire unique, Raffaella della Olga a transformé un outil historique en un véritable médium d’expression plastique, faisant très vite oublier le lien qui à l’origine pourrait la rattacher à la poésie visuelle.

Le choix de la machine à écrire revêt plusieurs significations. C’est d’abord une affaire de contrainte et de restriction extrême du geste mais sans la volonté ni le désir de s’effacer totalement derrière la frappe, et sans aspiration à devenir machine. C’est en inventant ses propres procédures de travail, en trouvant une forme nouvelle d’accord avec la machine, que l’artiste a pu se libérer de la subjectivité et aborder le dessin par coups répétés. Son outil lui permet de traverser une histoire des pratiques de production et de reproduction de l’écriture, depuis l’impression des textes et celle des fleurs et trames décoratives inventées par les premiers typographes jusqu’à des formes modernes de codage. Enfin la machine à écrire permet de mieux saisir le présent qui voit chacun de nous frapper à tout instant quelque clavier. Bref, même libéré de la signification sémantique, on n’est jamais seul quand on recourt à pareil instrument, et avec lui on se trouve nécessairement en ligne avec d’autres écritures et d’autres activités manuelles.

Raffaella della Olga a commencé son entrée en peinture, son aventure verticale, par une série d’œuvres fondées sur un même modèle de grille, identifié comme mur, tapé sur un fond monochrome à l’acrylique. Ces cinq tableaux, à la beauté d’évidence, ont presque valeur de manifeste : l’image de l’enfermement mais aussi de la construction inaugurant une échappée du livre. À partir de cette série s’est ouvert un vaste champ d’expérimentations allant d’un graphisme presque nu, noir sur blanc, à des effets de texture et de teinture qui touchent véritablement au pictural.

Faisant défiler le rectangle ou le carré de toile (simplement enduit de blanc ou recouvert d’une couche de gouache ou d’acrylique) le faisant tourner pour réorienter les signes et y pressant l’encre du ruban ou celle du papier carbone, l’artiste se plait à brouiller les distinctions entre les médiums. Les marteaux de la machine se font selon les cas crayons, poinçons ou pinceaux, et la trame de la toile participe de ce subtil tressage de signes et de marques. Ce faisant, ces tableaux gardent la mémoire du papier et la façon dont celui-ci s’imprègne de l’encre. Est surmontée l’opposition entre peinture et art conceptuel, mais aussi entre art gestuel et art construit. L’unité gestuelle minimale, celle d’un doigt qui actionne une touche, devient par une itération presque infinie un moyen de dynamiser la toile, d’y projeter des trames plus ou moins serrées, faites de fourmillements de signes et de crépitement de tirets, et de créer de l’espace en jouant des espacements. L’activité mécanique derrière laquelle le sujet s’efface devient, à force de mouvements et de manipulations, expression d’une force vitale.

Ici se déploie sur un fond bleu clair une composition faite de motifs en L avec des tirets noirs accentués qui soulignent les fils de la toile et des tirets blancs qui semblent à peine posés et donnent à cette construction décorative un caractère vivant. Ces traits qu’on aurait voulu croire anonymes se révèlent, par accumulation et variations, riches de différences et se posent peu à peu comme équivalents d’une touche picturale. Ailleurs, c’est une alternance de larges bandes verticales vert pâle et traversées de cours tirets ou de lignes longitudinales, et de bandes d’un fuschia délavé sur lesquelles flottent des crochets à l’horizontale. Les crochets se laissent identifier comme marqueurs d’espace typographiques mais suggèrent aussi un travail de couture, tant il est vrai, comme l’a avancé Derrida, qu’écriture et couture sont étroitement liées. Ailleurs encore, se succèdent des bandes horizontales rouges et jaunes striées tout du long de fines colonnes en cinq tirets, tirets eux-même parfois divisés, dans les mêmes tons mais avec de très subtiles variations du rose à l’orangé, effets de contraste ou de superposition, les tirets se détachant plus ou moins nettement du fond de couleur ou y disparaissant comme poudre au soleil parce que d’une teinte trop proche. Ces bandes marquées tout du long évoquent quelques pistes magnétiques, pour l’œil ou pour l’oreille, avec mille minuscules décalages et dérèglements qui signalent la présence de l’humain autant que la relative imperfection de l’instrument. L’irrégularité de la coloration des bandes, l’impression d’effacement parfois, ajoutent à ces pistes magnétiques comme un effet d’usure ou de progressif épuisement ; un continuum pour piano mécanique traversé d’infimes modulations. Enfin, et on en aura fini avec les tentatives de description, il y a ce tableau qui entremêle de fine touches de rouge et de rose avec le blanc de la toile et semble, par un phénomène optique, le dépôt sur celle-ci d’une moire flottante. Apprendre que cette moire est le fruit d’un tissage de $ ajoute au trouble et on se prend à rêver à l’agitation et au bruissement de ces signes enchevêtrés à fonds perdus.

Ces tableaux qui combinent répétitions, reprises et repassages avec de subtiles variations rythmiques et chromatiques donnent la mesure de leur temps d’élaboration, et font entendre comme un bruit de machine. À travers la diversité des motifs, réminiscences de quelques grandes œuvres de l’abstraction (d’un sol de Paul Klee à un ciel d’Agnes Martin) aussi bien que de l’environnement domestique, nous reconnaissons la forme d’un travail qui fait le lien entre l’atelier et la fabrique. À mesure qu’il s'invente, cet art à contraintes ne cesse d’élargir son champ d’investigation et d’action pour produire de l’inédit. On pourrait le définir aussi comme un art de toucher le tableau, aussi bien en attaquant la toile en tout sens et en variant l’impact des traits qu’en préservant la vivacité de l’esquisse y compris dans les tramages les plus serrés. La femme qui se tient derrière le clavier, ce sujet frappant, s’adresse à nous sur le mode d’une intimité distanciée.