STOFFE
Caroline Hancock
2017
« Toute pensée émet un Coup de Dés » Stéphane Mallarmé, 1914
Raffaella della Olga œuvre sur le mode analogique. L’atelier est l’univers de l’expérimentation constante mêlée à un labeur rigoureux et modulaire souvent associé à la répétition concentrée de certains gestes créatifs structurants tels que la frappe à la machine à écrire2. La collecte de ces outils implique leur connaissance toujours plus aiguisée des types de papiers, des carbones, des calques (épaisseur, couleur, qualité, tactilité, fonctionnalité, efficacité, résistance). Les travaux de Eugen Gomringer, Pierre Garnier, Dom Sylvester Houédard sont pour elle des références de premier plan, de même que les protocoles de Sol LeWitt3 ou la réflexion sur le texte comme texture d’Irma Blank. Elle partage avec sa compatriote Dadamaino non seulement le choix d’un pseudonyme mais également une fervente passion pour les constellations4 et une certaine abstraction géométrique.
Della Olga configure sa pratique à l’ère des services, de la post-industrialisation et du capitalisme à outrance sous une forme non-reproductible mais de l’ordre de la répétition laborieuse et auto- génératrice, teintée de hasards objectifs et subjectifs. Dans une forme de maïeutique, l’artiste cherche l’éloquence à travers un mode opératoire choisi tout en laissant la place aux intuitions aléatoires, comme une cosa mentale appliquée où le corps et l’action sont tout aussi déterminants. Ayant précédemment exercé le métier d’avocate, Raffaella della Olga développe ses démonstrations systémiques en s’octroyant des libertés sous contraintes.
Le tiret est souvent l’unique touche tapée dans la réalisation de certains de ses tapuscrits. Il forme la matrice avec le trait, le carré, la fenêtre et la grille. L’infini des permutations expressives possibles est décliné : losanges, triangles, graphes, flèches, quadrillages… Lorsqu’il ne s’agit pas de tirets, della Olga crée des énoncés graphiques à base de lettres de l’alphabet et de chiffres signifiants dans les marchés financiers et les médias comme, par exemple, à la suite de ses recherches portant sur les systèmes de notation (les agences Moody’s, Standard & Poor’s, Fitch ont établi des notes allant du AAA au D). Le noir, le blanc et leurs variantes, ainsi que les couleurs primaires des papiers carbones dominent. Les tapuscrits de della Olga trouvent d’ailleurs des manifestations sur des surfaces carrées de textile blanc, comme la nappe Aladdin (2013), une série de capes ou encore un ensemble de gants et d’une chemise pour la performance So What Do I Do With My Money ? (2013). On peut percevoir une rythmique critique et percussive sur fond sonore de cette activité effrénée sur ses machines. À cela se sont ajoutées progressivement des matières trouvées, plus épaisses, telles que des maillages. Toutes ces nuances viennent alimenter la relation physique et visuelle du lecteur / manipulateur qui feuillette ces tapuscrits reliés (de T1 à T9, de la période 2012-2016). L’insertion de papier calque fait le jeu des transparences et des continuités réversibles.
La notion de la copie unique est centrale et ouvre à l’exploration des repassages et autres déclinaisons de recyclage d’une image ou d’un texte. Des moirés, marbrés, réminiscences de peaux ou de textiles font donc irruption parmi les pages. La force expressive se perçoit dans certains tapuscrits sur la texture même des papiers, cabossés par l’élan de la manufacture digitale (dans tout le doigté du terme, à l’origine).
Son attention s’est récemment portée vers les tissus quadrillés traditionnels (madras, tartan, vichy, etc.) comme nouveau support de développement logique. Anni et Josef Albers, Piet Mondrian et Sarah Morris sont bien entendu en arrière-plan de ce transfert vers la tridimensionnalité plane et tramée. Des perforations systémiques laissent paraître le vide et les jeux de lumière rythmés par décalage, comme dans Stoffe (le grand bleu) de 2016.
D’ailleurs, le titre de cette exposition lui fut inspiré comme une évidence lors de la représentation de la composition de musique contemporaine classique d’Enno Poppe nommée Stoff5 (traduit comme tissu) au festival d’Automne à Paris en novembre 2016. En effet, le mot stoffe, au pluriel en italien, signifie tissus, textiles ou étoffes, et il lui permet de relier ses travaux entre eux par les correspondances étymologiques des mots textile, texture, texte et tessère. La spécificité et l’usure dudit tiret créent des accidents qui dictent ou permettent de nouvelles variations. Apparaissent alors une forme de « tessère », un dé, une devise ou un élément constitutif d’une mosaïque. L’exposition chez Dilecta présente des œuvres en tissu dont Stoffe (le grand bleu), une sélection de livres d’artistes à exemplaire unique (T1, T2, T3…), ainsi qu’un ensemble de tapuscrits sur papier carbone et Dia, multiple conçu pour l’occasion à découvrir dans une visionneuse individuelle en plastique au design obsolète et attendrissant. C.H.
1 Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Paris, NRF, 1914.
2 « Transmission », galerie Karima Célestin, Marseille [texte accessible].
3 « Permutations », performances de Fayçal Baghriche, Raffaella della Olga, Santiago Reyes, Pavillon Vendôme, Clichy-la- Garenne
4 En 2015, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard – constellation (2009), sa retranscription à la poudre phosphorescente du célèbre poème de Stéphane Mallarmé investissait un espace complet de l’exposition « Pliure [Prologue – La part du feu] », à la Fondation Gulbenkian
5 L’œuvre Stoff de Poppe est comme une conversation frénétique entre neuf instruments qui traverse les étapes suivantes : vibrato, intonation et glissando. Le son synthétique et algorithmique n’est sans doute pas sans écho pertinent avec le langage, la méthodologie et les compositions plastiques engendrés avec une économie proche du minimalisme par Raffaella della Olga.