Diotime, entre les lignes
Emmanuel Van der Meulen
2014

Un livre. Les mots flottent, des phrases disjointes. Des incidents divers dont on prend connaissance sur un mode elliptique se succèdent dans un désordre syntaxique très élaboré. De grandes majuscules imposent leur architecture entre le flux et le reflux des lignes irrégulièrement superposées

Raffaella della Olga tourne les pages d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé. Pendant un temps, ce sera son unique lecture. Puis elle le repeint, lettre après lettre, d’abord en blanc, puis dépose sur le texte presque effacée de la colle, et enfin du pigment, pour l’heure incolore. C’est ainsi qu’elle a décidé de traverser, de faire sien cet océan, à l’aide d’un fin pinceau. Ce geste premier, celui d’un copiste paradoxal, est la matrice de l’œuvre à venir, en forme de palimpseste discret. Il se découvre dans une chambre noire, où le poème se donne à lire à la lumière de son propre rayonnement. Dans l’obscurité, qui n’est plus celle du texte, mais celle des ses alentours, l’éclat mystérieux des mots que la peinture a rendu phosphorescents leur donne d’apparaître en suspension, au-delà, ou en deçà (à l’envers, par transparence), de la page blanche disparue dans la nuit de cette Constellation.

Prenant la mesure de cette figure 1, c’est dans les interstices de l’écrit que Raffaella a décidé, elle, d’apparaître par la suite, faisant corps avec un sous texte qui n’est pas un projet d’écriture, mais l’origine même de sa recherche. Celle-ci, en puissance, se trouve là, à portée de sa main, comme une simple feuille de papier posée sur le bureau, dans l’atelier, entourée de livres. Elle peut se glisser dans l’un d’entre eux, ou s’en détacher. Un de ces livres est Le Banquet de Platon, dans lequel Socrate fait mémoire de Diotime, prêtresse et prophétesse. Ce dialogue a été l’objet d’un autre procédé, de ceux qu’affectionnent Raffaella della Olga, un faire minutieux, obsessionnel, au cours duquel l’idée s’éprouve dans un geste répété quotidiennement, le temps du travail imposant sa lenteur, laissant sa trace, une trace qui se substitue à celle, hypothétique, de l’artiste. Une partie des lignes imprimées est couverte d’un cache qui n’en laisse voir que quelques fragments choisis, des bribes significatives, au travers d’étroites fenêtres horizontales préalablement découpées. Lorsque certains lecteurs soulignent ce qui les intéresse, Raffaella della Olga enlève, soustrait.

Reprenant Un coup de dés, elle peint en blanc l’essentiel des mots qui le composent, de manière cette fois à les faire disparaître tout à fait, laissant seulement intacts ceux en majuscule qui en forment le titre. Le livre défait, effeuillé, est présenté au mur selon un principe de permutations (à l’image des permutations grammaticales coutumières du poète) – qui lui donne son titre – et dont on relèvera d’autres occurrences dans son travail. Ainsi, sans délibération, le papier s’impose comme médium, médium léger s’il en est. Cet espace plan souvent modeste, d’une blancheur relative, Raffaella della Olga le considère pour lui-même, comme l’espace du possible, de tous les possibles. Il s’agit d’abord de nommer d’autres constellations : Andromeda, Sagittarrius, Hercules – un univers de fragiles caractères blancs sur fond noir, lorsqu’elle utilise le ruban Dymo. Mais cette austère cosmogonie typographique vaut pour le Tout.

Comme naturellement, une machine à écrire trouve sa place parmi les livres, sur le bureau. Et le tracé mécanique des lettres, des signes, l’espacement entre eux, l’encre du papier carbone, utilisé de préférence au ruban, deviennent les matériaux son travail. Surtout, d’une certaine façon, la forme des lettres. Mais le poème – de Stéphane Mallarmé ou de Carl André – doit dire le monde et ce qui le détermine, aujourd’hui l’économie et ses représentations. Reprenant le système des agences de notations, Raffaella della Olga écrit les Rating Letter Poems dans lesquels A, B, C, des signes « + » et des signes « – », dans toute leur dramatique abstraction, dessinent d’autres figures, comme autant de poésies visuelles. Des constellations terrestres, humaines, des pays, sont vus, eux aussi, comme le navire d’Un coup de dés, du fond d’un naufrage. L’économie ne serait-elle qu’une sorte d’astrologie suspecte ? Ces partitions élémentaires, Raffaella della Olga s’en saisit sur un mode incantatoire dans Réduire l’asymétrie du champ de bataille. Le langage primitif, imaginaire, fulgurant de l’Ur Sonate de Kurt Schwitters se fait primaire, pragmatique, monocorde, à l’image de la litanie cruelle de la finance mondialisée récitée par la voix sans expression de l’artiste, peut-être celle de l’Impossible Speaker Corner.

L’avenir peut être ceci ou cela. Il sera sans aucun doute. Quelque chose nous le rendra intelligible. Les faits s’écriront sous forme de graphiques colorés, par exemple la série des collages modernistes intitulée Slowing Growth, ou bien sur cette portée toute prête, ce paysage de parallèles bleutées ou de carreaux de cahiers d’écolier. Ceux-ci, naturellement, forment une grille. Raffaella della Olga comprend cette figure emblématique dans toutes ses contradictions. « Mythe », selon Rosalind Krauss, son pouvoir « tient à ce qu’elle nous persuade de ce que nous sommes sur le terrain du matérialisme (parfois de la science, de la logique), alors qu’elle nous fait en même temps pénétrer de plain-pied dans le domaine de la croyance (de l’illusion, de la fiction) »[1]. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre l’amitié paradoxale de Raffaella della Olga avec les avant-gardes. La grille intangible de Mondrian qui nomme le tableau autant qu’un lieu absolu (aussi bien, celle, ascendante, de Theo van Doesburg), est aujourd’hui le repère orthonormé des études économiques. Elle n’en conserve pas moins une immense force visuelle, une indéniable présence, en témoigne la série sur papier carbone intitulée Squares – présence à caractère utopique il est vrai, et, littéralement, hors du monde. In Hommage to désigne tout spécialement l’élégante géométrie de Sol LeWitt, reconduite à l’aide de la machine à écrire, utilisée pour tracer de fragiles lignes de couleur qui recomposent quatre carrés striés dans les quatre directions fondamentales, avec quelques écarts en regard de son modèle dus aux inévitables tremblements de la frappe. L’hostilité de l’art moderne à l’égard de la littérature et du récit, telle que la relève Rosalind Krauss plus haut dans son texte[2], est peut-être questionnée indirectement par l’emploi d’un outil à première vue inapproprié et voué au langage (de fait, la modernité est également un récit).

On se souvient que Le Banquet est une pédagogie de l’amour, et par là, une pédagogie du Bien. Le langage du corps précède le langage. Dans le cadre sommaire, discret, offert par le quadrillage de Sol LeWitt, Raffaella della Olga note non seulement les fluctuations du sens, mais aussi des sens. C’est ainsi que la blancheur du papier, bientôt celle du tissu, se dépose sur le corps comme une seconde peau, un vêtement léger, fait d’une autre trame. L’encre du texte imprègne la texture du coton. La possibilité de cet agencement Raffaella della Olga la trouve dans le point de l’ourlet. L’analogie formelle entre celui-ci et le tiret de la machine à écrire scelle le passage du plan à la figure humaine désignée en creux dans le volume et l’amplitude de Color’s time, I_ / \ in movement ou / \ I _ .
Obéissant volontiers à son démon socratique, Raffaella della Olga n’a donc de cesse que de questionner chaque moment de son travail afin d’en considérer l’ensemble non pas comme un développement logique mais comme des ouvertures successives à de nouvelles dimensions. Un mouvement se dessine. Il va de la page blanche, du poème, à l’objet, puis au corps. Opère ainsi un devenir sculpture du texte, comme en écho à la geste d’un Marcel Broodthaers, devenir qui peut revenir sur lui-même, à sa source, le poème, comme l’indique la dérive de la « petite entreprise » de Welcome Charliemoon. Un autre mouvement est perceptible, quelle que soient les formes, les matériaux employés. C’est celui d’une élévation, d’une ascension. Partant du plus bas (par exemple le sol sur lequel est posé le rouleau encreur en cuivre intitulé Cabari), de « l’ombre enfouie dans la profondeur »[3], Raffaella della Olga se lance « dans l’abîme d’en haut »[4].

Les graphiques économiques en dents de scie ne dessinent-ils pas des montagnes ?

[1] Rosalind Krauss, « Grilles », L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p.97. Traduction de Jean-Pierre Criqui. The Originality of the Avant-garde and Other Modernist Myths a paru en 1985 (The M.I.T Press, Cambridge).
[2] Op. Cit. p. 93.
[3] Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, Paris, Gallimard, 1914.
[4]Hadewijch d’Anvers, Écrits mystiques des Béguines, Paris, Seuil, 1954, p.164.