DÉPLIEMENTS
Patrick Javault
2018
L’œuvre de Raffaella della Olga prend son origine dans le choix de la machine à écrire comme moyen d’expression et du livre comme espace. De l’objet technique réduit à l’usage d’une dizaine de touches, essentiellement de ponctuation, elle a fait l’outil qui lui sert à tracer des lignes brisées, des bandes, ou des grilles plus ou moins serrées. Le tiret qui peut se lire aussi comme un intervalle ou comme le signe moins est pour ces raisons son signe de prédilection.
Dans une écriture faite d’abord pour être vue, renoncer presque totalement au mot ne relève pas seulement d’un ascétisme, c’est aussi une façon de creuser un peu plus la distance avec les actes juridiques et administratifs auxquels la machine doit sa naissance et son développement. Éliminant le ruban encreur, l’artiste lui substitue une feuille de carbone qui lui sert à écrire sur des feuilles de papier ou de calque sous lesquelles sont glissées des bouts de tissu ou des grillages de nylon. La frappe extrait alors de la cire des motifs inédits, des trames de signes, des plans plus ou moins confus et brouillés où s’abolit la distinctions entre texte et texture, celle entre marque et empreinte.
L’inscription de l’écriture sur des pages imprégnées de traces du tissu produit un effet de réel; un peu comme si la vibration du dehors (celle des corps en mouvement), les bruits ou la rumeur, étaient absorbés dans l’espace du livre. Le tapuscrit T11 réalise d’éblouissante façon une sorte d’échantillonnage (sampling en anglais) de poésie visuelle et de textures inédites. La poésie visuelle avec laquelle l’œuvre de l’artiste entretient un lien étroit est aussi un défi à la diction encore plus qu’à la lecture; elle doit, au moins idéalement, pouvoir être entendue. Les compositions de della Olga dessinent une écriture de silence et de souffles, et le travail des feuilles donne parfois à celles-ci une apparence de peau, de parchemin végétal. Ça respire sur tous les plans.
Le livre substitué à l’exposition, suivant la leçon esthétique et politique de Seth Siegelaub, c’est aussi le choix du mouvement: le parcours ou le défilement de pages qui se répondent ou s’enchaînent. Chaque ouvrage est fait de permutations, de variations, de substitutions de textures et de formes qui se superposent et s’animent au fil du feuilletage. La page verso se découvre Autre du recto et le négatif fait apparaître une écriture en relief. Avec Ventisette Bandiere, l’artiste donne sa vision de l’Union Européenne: vingt-sept livres d’une trentaine de pages consacrés à chacun des drapeaux nationaux, en jouant de la gamme colorée des carbones, et en recomposant les bandes et emblèmes à coup de tirets. C’est un éloge de la diversité autant qu’un jeu avec les représentations nationales, l’idée européenne comme un rêve de bibliothèque.
Si les œuvres de Raffaella della Olga racontent en filigrane une histoire économique et sociale (les instruments du bureau, le tissu Wax), elles résonnent aussi avec quelques œuvres qui ont nourri son évolution artistique, celles de quelques esprits frappeurs de l’art conceptuel ou de l’art concret; on songe, par exemple, à Anni Albers, pour qui la machine à écrire a servi à concevoir la trame de certains tissages.
À cette part relativement secrète de l’artiste qui s’épanouit à l’intérieur du livre répond la part expansive qui se manifeste sous l’aspect de découpes pratiquées dans des coupons de tissu ou d’étoffe venus d’Afrique ou d’Asie et qu’on trouve à Belleville ou ailleurs. Ces sortes de fenêtres créent des respirations dans le texte dense et serré produit par tant d’entreprises et d’ateliers délocalisés. Avec ces plans ajourés suspendus dans l’espace, della Olga dit sa volonté de faire plier l’architecture. Les effets optiques produits par les tissus, leur géométrie flottante et vibrante, et pour cette nouvelle exposition l’emploi d’un papier peint fait main et de tubes en équilibre précaire, sont autant de moyen de nier la solidité des murs et de contrer l’angle droit.
Les lignes verticales tracées sur les feuilles de soie qui recouvrent les murs l’ont été au moyen d’un fer à repasser appliqué sur des bandes de papier carbone. Deuxième outil principal, le fer à repasser sert à exprimer (comme on le dit du jus d’un citron) la cire colorée de la feuille carbone et à opérer un transfert d’énergie. Derrière le monde industriel et bureaucratique, se déploie un récit alternatif qui détourne le commerce des biens vers l’échange des idées et des sensations visuelles et tactiles. Lâchons donc le fil de ces métaphores pour nous engager dans la traversée des pages-écrans que déplie Raffaella della Olga au long de ses différents chantiers.